L’actualité le rappelle, les industriels de la défense ont le vent en poupe. Mais quelle est la nature des rapports que ces sociétés entretiennent avec l’Etat ? Comment la dynamique de constructeur industriel à partenaire politique s’établit-elle ? Focus sur la société Dassault Aviation, fleuron de l’industrie française.
Les analyses sur les vecteurs de la puissance militaire aiment s’attacher aux arsenaux des pays sans toujours s’intéresser à ceux qui les produisent. Aujourd’hui encore, Dassault Aviation maintient son succès à l’export sur le Rafale, concluant récemment de nouveaux accords avec l’Inde.
Mais quelle est la réelle place de la société dans la défense française ? Comment celle-ci s’est-elle saisie des enjeux politiques pour développer une vision pragmatique?
Dassault Aviation occupe une place unique dans l’écosystème de la défense français ; à la fois détenteur de technologies souveraines, c’est le vecteur industriel de l’indépendance française. Mais il s’agit aussi d’une société ouverte à l’export, qui sert les ambitions diplomatiques de l’Etat. Sa position de partenaire inconditionnel lui a également permis de se constituer comme partie de la défense européenne, en développant une culture de la collaboration qui lui est propre.
Dassault Aviation s’inscrit dans l’ambition française de l’indépendance stratégique. Comme l’affirme le rapport Michot (2004), l’industrie aérospatiale est un fort vecteur de la souveraineté. D’une part, parce qu’elle dote le pays de compétences techniques et technologiques qui lui permettent d’être indépendant industriellement et d’autre part parce qu’elle fournit les outils matériels de la souveraineté : les avions de combat sont le gage d’une maîtrise de l’espace en particulier aérien du territoire national (dont les territoires d’outre-mer). De plus, pour la France, les avions de combat sont également les porteurs de l’arme nucléaire, vecteur primordial de sa force de frappe.
La société possède donc une place importante dans la stratégie française. De par sa structure duale, qui lui permet de ne pas dépendre seulement des commandes d’avions de combat, ou de la logique commerciale à laquelle la société répond, cette dernière est un acteur essentiel et unique. En effet, la dualité de son savoir-faire permet, en plus des retombées technologiques, de garantir la stabilité financière de l’entreprise. La société possède des compétences techniques et technologiques qui font office de frontière et qui soutiennent le prestige national. Elle se place comme le fer de lance d’une industrie à haute valeur ajoutée, qui alimente et organise un tissu industriel de technologie et de défense particulièrement dense. Par ailleurs, puisque l’exportation des armements est nécessairement soumise au contrôle étatique, les industriels, et donc Dassault Aviation, constituent un instrument de taille de la diplomatie française.
La société s’associe à la position française d’indépendance et d’émancipation de la tutelle américaine d’abord, et lorsque ses intérêts sont en jeu, européenne. L’achat de Rafale donne une caution stratégique sur la relation avec l’État français. En effet, l’ambition française a toujours été d’assurer son indépendance stratégique, en constituant un interlocuteur de confiance entre les cahots américains, la rigidité européenne et l’offre de l’axe sino-russe (front anti-occidental) : une puissance d’équilibre. La France entend disposer d’une voix unique et le Rafale sert ce dessein, notamment pour les pays qui veulent sortir de l’influence diplomatique et technologique américaine. L’on peut, en ce sens, rapprocher les ventes de Rafale au Moyen-Orient comme un moyen pour les pays de diversifier l’origine des matériels utilisés par leurs armées et limiter les risques de sanctions politiques ou d’embargo (Égypte, Qatar, Émirats Arabes Unis). La dépendance aux capacités militaires américaines est à double tranchant : Washington oscille régulièrement en fonction des tendances politiques, les États-Unis possèdent une réglementation extraterritoriale particulièrement contraignante pour les exportations d’armes (la norme ITAR, International Traffic in Arms Regulations), sans compter les transferts d’informations non maîtrisables vers les services gouvernement américains. Dès lors la France, avec le Rafale, s’impose comme une alternative crédible, qui offre un partenariat stable.
La société possède, en tant que groupe industriel de défense et de technologie, une appréhension bien particulière de la coopération internationale et européenne, qui s’axe sur une culture nationale industrielle. Ainsi Dassault Aviation semble considérer que la coopération est pertinente dans certains cas : quand les besoins de plusieurs pays se font sentir simultanément pour un même type de matériel, ce qui justifie une amorce de série importante, ou quand les investissements sont trop élevés pour être supportés par un seul pays. La société met toutefois l’accent sur le fait que ces circonstances ne suffisent pas à justifier totalement la coopération ; il faut également que la coopération soit économiquement et industriellement rationnelle. À savoir, que le programme prévu doit aboutir à un produit dont la qualité technique, le prix, et les données commerciales sont concurrentiels, et que la vente soit ouverte à des pays autres que ceux associés au titre de la coopération. Dès lors, selon Dassault Aviation, pour qu’une coopération soit efficace, il faut un unique maitre d’oeuvre, reconnu pour son expérience, qui sélectionne ensuite lui-même les partenaires d’après des critères d’excellence et de compétences, de compétitivité et d’engagement budgétaire des gouvernements. Ainsi, il apparait que Dassault Aviation soutient la coopération si celle-ci tire bénéfice des niches technologiques qui existent déjà (elle ne vise pas à créer des nouvelles capacités), possède un rapport qualité-coût intéressant et s’appuie sur le financement des États qui y prennent part.
De ce fait, la société est parvenue à s’intégrer à l’architecture de défense européenne pour les coopérations qu’elle juge pertinentes ; le nEUROn est pour elle le modèle d’une coopération efficace et réussie. D’autres projets de coopération européenne sont en cours dans lesquels Dassault Aviation n’est pas le seul maitre d’oeuvre ; le SCAF, ou encore l’Eurodrone.
Si le programme nEUROn représente l’idéal-type d’une coopération réussie, c’est notamment car Dassault Aviation y était l’unique maitre d’œuvre : en effet, le programme nEUROn visait à produire un démonstrateur d’UCAV (Unmanned Combat Air Vehicle) particulièrement furtif. Le programme avait des objectifs principalement stratégiques ; il voulait créer un besoin de développement de technologies stratégiques, maintenir des pôles d’excellences dans les niches technologiques européennes et maintenir la charge des bureaux d’études de l’industrie de défense. Le programme a regroupé des partenaires italiens (Leonardo, anciennement AleniaAermacchi), la Suède (SAAB), l’Espagne (Airbus Defence and Space Espagne, anciennement EADS-CASA), la Grèce (HAI) et la Suisse (Ruag). Le drone nEUROn a été couronné de succès, son premier vol réalisé en 2012 et il continue à voler depuis pour des essais et des évaluations.
Pour le SCAF (Système de combat aérien du futur), Dassault Aviation est maitre d’oeuvre du pilier 1, soit le NGF (New Generation Fighter). Le NGF, un avion de combat de 6ème génération sera au coeur d’un système de systèmes ; il volera avec une multitude de drones, légers comme lourds. Le SCAF vise à déployer une force mixte avec des plateformes habitées et inhabitées qui seront connectées entre elles via un cloud de combat. Le projet regroupe la France (MBDA, Dassault Aviation, Safran et Thales), l’Allemagne (Airbus, MTU, MBDA) et l’Espagne (Indra, Airbus). L’architecture de la coopération rend néanmoins celle-ci difficile pour Dassault Aviation, qui n’est pas maître d’œuvre sur la totalité du programme.
Dès lors, la société a développé une vision industrielle et pragmatique de la défense. En cause, les contraintes différentes de celle d’un Etat auxquelles la société va faire face, en tant que partenaire industriel pour la défense nationale.
De l’expérience industrielle et européenne de Dassault Aviation découle une vision de la défense européenne pragmatique.
La défense européenne est un sujet épineux qui a été remis sur le devant de la scène avec la guerre en Ukraine, début 2022. Nombre des pays européens qui avaient jusque-là sous fondé leur industrie de défense se sont aperçus du cruel manque à la fois d’équipements mais aussi d’industriels. Face à l’urgence ressentie de la situation, les pays européens se sont tournés vers les États-Unis pour leurs achats, au lieu de privilégier des partenaires européens, comme ce fut le cas de la Pologne, l’Allemagne ou la Finlande.
Cette précipitation remet en question l’autonomie stratégique de l’Union Européenne en termes de défense : au-delà d’avoir les compétences, possède-t-elle les capacités industrielles, les acteurs ?
Pour Eric Trappier, Président Directeur Général de la société, les compétences dans l’industrie de défense sont d’abord en France. Il ne s’agit pas là d’un constat chauvin mais bien réaliste ; la France se positionne en 3ème mondial en exportations d’armes, coude à coude avec la Russie sur les quatre dernières années. L’hégémonie américaine dans ce domaine demeure indiscutable, malgré une montée en puissance française.
Toutefois, la grande partie des exportations françaises ne sont pas à destination européenne : 42% des exportations sont à destination des États d’Asie et d’Océanie et 34% concernent le Moyen-Orient. L’Inde représente le premier destinataire des armes françaises avec 30% des exportations. Il faut bien noter que les exportations du Rafale (94 appareils) représentent un tiers des exportations d’armes françaises entre 2019 et 2023. Dès lors, le secteur aéronautique occupe une place importante dans la défense française. Il apparait alors plus clairement les raisons d’une difficulté à établir une industrie de défense européenne : d’abord à cause de la concurrence interne sur l’aviation, qui demeure une partie importante de l’industrie de défense française, mais également des besoins très spécifiques de la défense française.
Pour le Président Directeur Général, c’est la capacité française de dissuasion nucléaire qui tire l’autonomie stratégique du pays et surtout qui permet de maintenir l’industrie de défense à la pointe de la technologie. Pour lui, ceci explique la position unique de la base industrielle technologique de défense (BITD) française en Europe.
Par ailleurs, les caractéristiques uniques de la BITD française se répercutent sur la vision française (et celle de Dassault Aviation) de la collaboration : celle-ci ne vise pas à développer de nouvelles compétences pour les industriels ou leur ouvrir de nouveaux marchés, mais bien à confier à chaque industriel ce qu’il sait le mieux réaliser. C’est le principe du meilleur athlète, souligné par le rapport d’information du Sénat sur le SCAF. Dès lors, la société ne considère pas les coopérations comme des occasions d’acquérir de nouvelles compétences, contrairement à d’autres partenaires européens, mais plutôt de maintenir sa souveraineté industrielle (notamment par le biais de la propriété intellectuelle et des brevets).
De ce fait, les questions de souveraineté et d’indépendance stratégique et technologique sont les principaux obstacles face à la coopération européenne. Dans le cas de Dassault Aviation, c’est notamment visible avec le projet SCAF. Ce dernier vise à garantir une indépendance stratégique française mais aussi européenne (ce projet possède des équivalents développés par les États-Unis d’un côté, le Japon, Royaume-Uni et Italie de l’autre). Or la transcription industrielle de ce projet politique n’est pas évidente : là où Dassault Aviation est le maitre d’oeuvre du pilier NGF sur le SCAF, la société va également travailler sur d’autres piliers, ce qui l’amène à utiliser ses technologies et compétences dans un produit qui sera accessible à la concurrence directe, partenaire sur ce projet. S’ensuit donc des négociations ardues sur la propriété intellectuelle et les droits d’exploitation : la partie allemande qui voudrait monter en compétence industrielle exige un partage fluide des technologies issues du programme, là où la société désire conserver sa souveraineté industrielle. Les longues négociations pour le passage à la phase 1B du projet SCAF illustrent bien les tensions sous-jacentes d’une coopération.
La situation de la société illustre bien l’état de la défense européenne : une volonté politique et économique qui se heurte à des difficultés de souveraineté mais aussi de culture stratégique et industrielle qui varie d’un pays à l’autre. Plus largement, la défense européenne devrait également se concentrer pour être complémentaire plutôt que concurrente dans les mêmes domaines, afin de pouvoir s’assurer une forme d’indépendance vis-à-vis des fournisseurs et exportateurs traditionnels. Néanmoins, l’indépendance stratégique demeure une notion bien française qui inquiète les pays européens, qui la voient souvent comme une émancipation de l’OTAN là où elle pourrait en réalité s’affirmer comme une solution complémentaire.
Sources:
Michot Yves, Rapport sur l’industrie aéronautique et spatiale française, février 2004, https://www.vie-publique.fr/files/rapport/pdf/044000172.pdf ,
Revue nationale stratégique 2022 | SGDSN. http://www.sgdsn.gouv.fr/publications/revue-nationale-strategique-2022 .
Déclaration d’Eric Trappier, PDG de Dassault Aviation à la « rencontre des entrepreneurs de France », MEDEF, 29 aout 2023,
« La France devient le deuxième exportateur mondial d'armes », Les Échos, 11 mars 2024, https://www.lesechos.fr/industrie-services/air-defense/la-france-devient-le-deuxieme-exportateur-mondial-darmes-2081719.
Trends in International Arms Transfers 2023, Stockholm Institute for Peace, mars 2024
2040, l'odyssée du SCAF - Le système de combat aérien du futur, Rapport d'information n° 642 (2019-2020) de Ronan LE GLEUT et Hélène CONWAY-MOURET, fait au nom de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, déposé le 15 juillet 2020, https://www.senat.fr/rap/r19-642/r19-642_mono.html#toc40
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