Épisode 2 - National Security Act: l’énigme insoluble

Dans une démocratie pleine et entière, les reliquats juridiques de l’autoritarisme passé ont été balayés, et aucune loi ne va à l’encontre des libertés fondamentales. Deux conditions que la Corée du Sud ne remplit pas.

1952. Syngman Rhee, despote au pouvoir en Corée du Sud, rencontre l’amiral américain Ralph Ostie. SOURCE: U.S. Navy
Article publié le Nov 14, 2025
Maudet Hippolyte
Troisième année à Sciences Po Lille
Pour citer ce baragouin :
Maudet Hippolyte, "Épisode 2 - National Security Act: l’énigme insoluble ", BARA think tank, publié le Nov 14, 2025, [https://bara-think-tank.com/baragouin/episode-2---national-security-act-lenigme-insoluble]

Dans une démocratie pleine et entière, les reliquats juridiques de l’autoritarisme passé ont été balayés, et aucune loi ne va à l’encontre des libertés fondamentales. Deux conditions que la Corée du Sud ne remplit pas. 

Qu’est ce qui fait une bonne loi ? Quatre heures dans un amphithéâtre à plancher sur une copie ne suffiront pas. Et pour cause, la question n’a cessé de tarauder les plus grands penseurs politiques au fil des siècles. Hobbes insistait sur son rôle dans la sortie de l’état de nature, celui de la guerre de « tous contre tous ». La loi devait être nécessaire pour être bonne, là où pour Rousseau, elle devait surtout être connue et accessible, et qu’à cet égard « tout homme qui ne connaît pas par cœur les lois de son pays est un mauvais citoyen ». La production philosophique, pléthorique sur le sujet, s’attarde tantôt sur le maintien de l’ordre social, tantôt sur d’autres critères, comme la légitimité ou l’efficacité. 

Quid de la loi en démocratie ? Pour René Capitant, elle est source de toutes les obligations, « la grande arme du citoyen contre l’arbitraire »: un ensemble de règles d'auto-contraintes s’impose à lui-même. Avant d’épiloguer: « Mais si la Loi elle-même était injuste, le citoyen serait désarmé, puisque la Loi est souveraine ». 

Cela s’applique à la Corée du Sud puisqu’elle est une démocratie depuis 1987 et l’avènement de la VIe République. Date à laquelle, sous la pression populaire, la junte militaire au pouvoir accepte d’instaurer l’élection du président de la République au suffrage universel direct. Le peuple gagne la représentation par le vote, mais la loi fondamentale originelle n’est pas intégralement remplacée. Encore aujourd’hui, une grande partie des normes suprêmes du pays datent de 1948, soit de l’année de la création des deux États frères ennemis. À l’époque, la Corée du Sud est alors une dictature acquise au géant américain, antenne du bloc capitaliste en Asie de l’Est. Amendée, la constitution l’a été plusieurs fois, mais celle-ci comporte encore d'anciens vestiges de la dictature. Parmi ces vieux piliers autoritaires toujours en application, il y en a un qui sort du lot: le National Security Act (NSA)

Aux origines du paradoxe 

Le politiste sud-coréen Choi Jang-Jip relativise le récit d’une forte polarisation du système bipartisan sud-coréen. Dans les faits, le paysage politique connaît une alternance régulière entre un parti démocrate d’obédience plutôt libérale et un parti conservateur. Son principal argument pour questionner l’existence d’un fossé entre les deux camps: il existe une donnée historique qui rapproche les libéraux et les conservateurs: un anticommunisme viscéral hérité de la Guerre de Corée. 

Le premier dirigeant du pays, Syngman Rhee, homme de confiance des États-Unis, dirige entre 1948 et 1960 la jeune nation d’une main de fer. Il épure le paysage politique sur sa gauche, torture des suspects de collusion avec le Nord ou l’URSS. En 1950, le despote a déjà écroué plus de 30 000 opposants, parmi lesquels nombreux ne sont que de simples suspects. Pour mener à bien son nettoyage politique, Rhee et son gouvernement se couvrent derrière le voile de la légalité: c’est ici que le National Security Act fait son entrée en scène. 

Votée par l’Assemblée Nationale le 1er décembre 1948, la loi sert un but bien précis: incarner la base légale de la répression féroce contre les “rouges”, vite érigée en socle idéologique d’un exécutif conscient que prospère une menace existentielle au nNord de la péninsule. Après la fin de la Guerre de Corée en 1953, la Corée du Nord lance effectivement des centaines d’opérations d’infiltration et d’espionnage au sud, gravant dans la pierre l’antagonisme entre deux régimes que tout ou presque oppose. Revendiqué par les gouvernements suivants, l’anticommunisme devient un guksi - élément constitutif et revendiqué de l’identité nationale. La loi, toujours en vigueur, est donc aussi vieille que l’État lui-même, et a des racines encore plus anciennes: elle est largement inspirée de la Law for Maintenance of Public Security, édictée par l’occupant japonais durant la colonisation pour mater les velléités indépendantistes. 

Qu’y a t-il d’étonnant à voir une loi de sécurité répressive être appliquée sous un régime dictatorial ? Rien, cela fait sens. Pourtant, la transition démocratique de 1987 n’a pas aboli la loi. En 1998, environ 400 manifestants contre le chômage de masse ont été arrêtés, et en 1989, une moyenne de 3,3 dissidents par jour étaient encore interpellés sur la base du NSA. Son article 7 considère comme un crime passible de sept ans de prison tout soutien ou contact avec des « organisations anti-gouvernementales » - comprendre: avec régime de Pyongyang et consorts. Mais pas seulement: très évasif, l’article a ouvert la voie à une compréhension extensive et à une utilisation arbitraire. Il ne comporte aucune  définition de ce qui peut être compris par cette expression d’ « organisation anti-gouvernementale ». Le diable est dans les détails. Par le passé, l’envoi d’aide humanitaire, la participation à des échanges culturels ou des activités de recherche universitaire ont été condamnées au titre de cet article. En 2011, 67 000 publications sur Internet ont été supprimées au titre du NSA, allant de prises de positions pro-Corée du Nord à des posts satiriques dénonçant le gouvernement sud-coréen ou les États Unis. La liberté d’expression est bafouée. Elle est pourtant inscrite noir sur blanc, à l’article 21 de la loi fondamentale. La démocratie sud-coréenne est donc, et ce depuis sa création, une démocratie libérale où survit tant bien que mal une loi violant ouvertement la constitution. 

Au début du XIXe siècle, l’usage du NSA décroît fortement et avoisine en moyenne les 50 procès par an. Pour autant, le NSA n’est pas qu’un vieux « reliquat de la Guerre froide » passé de mode, comme l’analyse Amnesty: la société coréenne se divise sur le sujet, témoignant de son actualité. Dans la dernière enquête World Values Survey de 2018, 52% des interrogés se prononcent pour l’abolition, et 48% contre. Le clivage libéral versus conservateur est marqué, mais il l’est nettement moins lorsque la possibilité d’une révision de la loi est introduite. Les conservateurs privilégient le statu quo, et sont assez fermement opposés à une limitation de la loi. Et bien que les libéraux optent plutôt en faveur d’une limitation, une légère majorité d’entre eux se prononce également contre cette abolition. 

Priorités conservatrices

Pour les politistes Haggard et You, c’est le narratif conservateur qui explique l’étonnante résilience du NSA. Les sympathisants du camp en question représentent environ la moitié de la population coréenne, avec une surreprésentation d’hommes. Ils ne voient majoritairement pas d’inconvénient à limiter certaines libertés fondamentales, notamment la liberté d’expression, si cela permet de renforcer la sécurité nationale. En 2011, le pays est classé « sous surveillance » par Reporters sans frontières. Sous les gouvernements libéraux, la liberté de la presse ou d’expression n’est guère mieux protégée. Amnesty, dans une étude datée de 2012, isole un pattern: les problématiques de sécurité nationale priment invariablement sur la libre parole. 

En filigrane, l’héritage des pratiques datées de la Guerre froide a institué cette hiérarchisation des priorités, qui, même si elle n’est pas hégémonique dans la société coréenne, demeure solidement ancrée. Les partis conservateurs successifs n’ont jamais vraiment dévié de leur squelette programmatique: accent sur la sécurité nationale, alliance forte avec les États-Unis et politique de confrontation avec le voisin du Nord. Les partis libéraux n'ont quant à eux jamais fait de l’abrogation du NSA un élément central de leur discours, conscients que le sujet, épineux à souhait, risquait de leur brûler les ailes. Parfait exemple, la tentative ratée du parti Uri en 2004 qui s’est écrasée sur la levée de boucliers du très conservateur Grand National Party. Martelant le risque d’une prolifération des ingérences nord-coréennes en cas de retrait de la loi, son argumentaire avait fait mouche. 

Si la liberté d’expression a indéniablement progressé depuis 1987 et la transition démocratique, celle-ci demeure imparfaite, et le National Security Act y veille. De là à accréditer la thèse d’un « plafond de verre de la démocratie » en Corée du Sud comme l’analyse le politiste Andrew Yeo ?

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