En Corée du Sud, vitrine clinquante, nation malade

Il est communément défendu dans un commerce de prendre la liberté d’aller inspecter l’arrière-boutique, la cuisine ou le débarras. Contempler longuement la devanture avec des étoiles dans les yeux, salivant devant un menu ou dévorant du regard une paire de chaussures, ne vous sera à l’inverse jamais reproché.

Article publié le Oct 31, 2025
Maudet Hippolyte
Troisième année à Sciences Po Lille
Pour citer ce baragouin :
Maudet Hippolyte, "En Corée du Sud, vitrine clinquante, nation malade", BARA think tank, publié le Oct 31, 2025, [en-coree-du-sud-vitrine-clinquante-nation-malade]

Il est communément défendu dans un commerce de prendre la liberté d’aller inspecter l’arrière-boutique, la cuisine ou le débarras. Contempler longuement la devanture avec des étoiles dans les yeux, salivant devant un menu ou dévorant du regard une paire de chaussures, ne vous sera à l’inverse jamais reproché. Appliquez la même logique à l’échelle d’un pays, et vous touchez du doigt un élément caractéristique d’une Corée du Sud façonnée par ses nombreux contrastes. À bien observer son éclatante vitrine, on aperçoit dans le fond un arrière-boutique un peu moins reluisante. 

La vigueur de l’industrie nationale, qui pèse pour environ un tiers du PIB, a propulsé le pays sur la voie du développement et de la croissance économique. Pays qui, meurtri par l’affrontement fratricide contre le nord de la péninsule entre 1950 et 1953, comptait pourtant parmi les pays les plus pauvres d’Asie au début des années 1960. 

En 1961, le coup d’État militaire du général Park Chung-Hee rebat les cartes. À un rythme effréné, la jeune Corée du Sud s’industrialise, exporte de plus en plus et voit l’inflation ralentir. Au fil des années, l’idée du take-off économique, selon l’expression du développementaliste W. W. Rostow, infuse dans les sphères de pouvoirs. Cette période de croissance rapide intervient durant les décennies 1960 et 1970. L’État se met alors au service des chaebols, ces conglomérats d’entreprises qui tirent la croissance vers le haut, et, par voie de conséquence, des géants nationaux voient le jour, de Hyundai à Samsung en passant par LG. 

Le « miracle sud-coréen » devient un véritable modèle de take-off, et le concept se trouve même une place dans la langue nationale, sous le nom de Doyak (도약). Le pays du matin calme prend son envol, pour s’installer à la table des grands de ce monde. Aujourd’hui, 14e puissance économique et 8ème  puissance exportatrice, la Corée du Sud s’est fondue dans le moule capitaliste de l’économie de marché. Et a fait mentir le général MacArthur, qui professait qu’il lui faudrait cent ans pour se remettre de sa guerre fratricide contre le régime communiste de Kim Il-Sung. 

« Hallyu ». Le mot désigne la diffusion importante de la culture coréenne à l’international depuis les années 1990. D’abord initiée par la diffusion des TV-shows coréens, appréciés en Asie, le phénomène prend rapidement de l’ampleur et se diversifie. L’explosion de popularité de la K-POP au début du XXIe siècle sert de formidable tremplin à l’expansion culturelle coréenne. Les milliards d’écoutes des morceaux de BTS, Black Pink et autres groupes se muent en un puissant vecteur d’influence. Les papilles ne sont pas en reste, grâce à la popularisation de produits phares. Le kimchi fait son apparition sur les tables du monde entier: en 2023, la Corée du Sud exportait pour 155 millions de US$ de ce désormais célèbre chou mariné dans plus de 100 pays. En 2019 déjà, Deliveroo chiffrait l’augmentation mondiale annuelle de commandes de K-Food à 65%. Adaptable, healthy et coloré, le bibimbap est érigé en coqueluche d’une cuisine à la conquête du monde. 

Entendu sur la terrasse d’un bar à Hongdae, quartier jeune et nocturne de Séoul: si vous cherchez à deviner l’âge d’un coréen, ajoutez automatiquement cinq ans à votre estimation de départ. Comment omettre la skincare coréenne, l’un des derniers grands succès de rayonnement du pays ?  Les murs de la mégalopole foisonnent de visages en gros plans de mannequins à la peau parfaite, vantant les bénéfices de crèmes, lotions, anti-âges, anti-cernes et autres soins corporels. En 2024, la K-Beauty dépasse les dix milliards de dollars d’exportation. Propulsée par les algorithmes des réseaux sociaux, les produits cosmétiques coréens ont la cote en Occident, mais pas que: la Chine, très friande du savoir-faire du voisin, importe pour plus de 2 milliards de produits chaque année.

Dans un autre registre, les cinéphiles vous parleront longuement du septième art coréen. En 2019, Parasite remporte la Palme d’or du Festival de Cannes à l’unanimité du jury, et quatre prix de premier plan aux Oscars. Deux ans après, du côté des séries, Squid Game pulvérise les records d’audience de Netflix, et inonde les réseaux sociaux de références, défis et contenus en lien. La capacité de projection culturelle coréenne a encore frappé. Ce qui est encore plus frappant, quand l’on s’intéresse d’un œil plus attentif aux thématiques abordées par les productions coréennes à succès, c’est un message politique assez fréquemment véhiculé: la dénonciation d’une société d’inégalités béantes et systémiques. Passons derrière la peau parfaite, derrière la modernité fièrement affichée, derrière la vitrine.           

Le fils d’un couple pauvre et au chômage est embauché par une richissime famille occidentalisée, cela plante le décor de Parasite, thriller politico-satirique réalisé par Bong Joon-Ho. Quand le film tourne au gore, il donne à voir, entre les lignes de l’intrigue, un écart presque insondable entre les situations socio-économiques des foyers coréens. Entre les taudis insalubres du lumpenprolétariat et l’insolent faste bourgeois, des faux-semblants jusqu’à n’en plus pouvoir, jusqu’à ce que tout dégénère dans une spirale de violence. En 2021, l’indice de Gini, qui mesure l’inégalité des revenus d’une population - 0 étant l’égalité parfaite - était de 0,33. Non seulement en baisse par rapport à 2016, où il s’élevait à 0,35, mais très proche de ceux d’économies européennes: 0,31 en France, 0,32 en Allemagne. Inégalitaire, vraiment ? 

Si l’on creuse un peu plus, c’est une autre réalité qui se dessine. Celle d’une nation dont les 10% les plus riches profitent de 46,5% du revenu total, contre 25% en France. Côté patrimoine, ceux-ci détiennent 58% du total, ce qui place le pays au-dessus de la moyenne de l’OCDE, située autour de 50%. La spéculation immobilière rend l’accès à la propriété excessivement compliquée pour les jeunes générations, parfois obligées de lourdement s’endetter. La politique de relance post-COVID du gouvernement a incité les ménages à contracter des crédits bancaires, empirant la situation. Dans la série Squid Game, les 456 participants n’ont qu’un seul point commun: leur endettement catastrophique, parfois à hauteur de plusieurs millions d’euros, qui les pousse à avancer de concert vers une mort quasi-certaine. Qu’importe, tant que le cochon-tirelire aux lueurs dorées se remplit encore de billets après chaque épreuve. Les regards ébahis vers le haut, le bruit de machine à sous de casino, le regard amusé des VIP derrière leur télé, sont autant de métaphores pour dénoncer le piège de l’endettement coréen et la centralité absolue d’une réussite économique inéquitable, qu’importe si la poursuite de celle-ci amène à verser dans l’inhumanité la plus totale. En 2022, 60% des ménages coréens avaient des dettes auprès de banques ou d’assurances. 

Plus de 40% des seniors sont sous le seuil de pauvreté, un triste record parmi les pays de l’OCDE. Les femmes âgées sont largement surreprésentées, avec presque une sur deux en situation de pauvreté. Ces chiffres dressent un tableau clair, celui d’une classe de seniors paupérisée, vouée à s’agrandir, car le taux de natalité sud-coréen est parmi les plus bas du monde, à 0,72 enfants par femme. Une chute vertigineuse: il était encore à 1,24 en 2015. Le vieillissement de la population est l’inquiétude sur toutes les lèvres. À terme, le manque de population en âge de travailler et le boulet des dépenses de retraite et de soins de santé devraient peser sur la santé économique coréenne. Aujourd’hui, ayant récemment surpassé le Japon, la société coréenne est la plus âgée du monde avec une moyenne de 45,6 ans. Dans le même temps, près de la moitié des 65-69 ans continue de travailler. 

Avec environ 25 suicides pour 100 000 habitants par an, la Corée du Sud détient également la triste palme du pays le plus exposé de l’OCDE. En février 2025, le pays enregistre un pic: ce mois-là, en moyenne 40 sud-coréens mettent fin à leurs jours quotidiennement. Les hommes sont surreprésentés, bien qu’il y ait plus de femmes déclarant avoir eu des pensées suicidaires. 

Entre hommes et femmes se trouve un fossé, et celui-ci est d’autant plus profond chez les jeunes. Le gender-gap se décline en de multiples versions, dans une société où le mariage se trouve toujours au centre des relations sentimentales, mais où les jeunes femmes s’en écartent de plus en plus. La double journée de travail, la charge financière d’un enfant combinée aux difficultés d’accès à la propriété, le poids des normes de genre sont autant d’éléments dissuasifs pour elles. Le backlash anti-féministe trouve de puissantes voix sur la scène politique: Yoon Suk Seol, ex-président déchu en 2024, avait promis durant sa campagne de supprimer le ministère de l’égalité des genres et de la famille. La mesure s’adressait aux jeunes hommes non mariés, aujourd’hui bien plus conservateurs que les jeunes femmes. Ceux-ci soutiennent majoritairement le People Power Party, qui tient une ligne de droite conservatrice sur le plan social. En 2022, on notait un écart de 41 points de pourcentage (!) entre le vote des jeunes hommes pour le PPP, comparé à celui des jeunes femmes. Le pays voit ses jeunes femmes partir d’un côté, et ses jeunes hommes de l’autre. 

La Corée du Sud détient le nombre record de convenience stores dans un pays - plus de 55 000 - et cela excède désormais celui des McDonald’s dans le monde. Une fringale nocturne en rentrant de soirée ou au milieu d’une insomnie ? Aucun souci, les 7-Eleven, GS25 et CU sont souvent ouverts 24h/24h. Derrière la caisse, ce sont souvent des employés précaires qui gardent les si nombreux magasins, travaillant à temps partiel et la nuit pour certains. Mais les enseignes sont de moins en moins rentables, de plus en plus délaissées par la livraison à domicile, dans un pays surnommé la delivery nation. Les livreurs, opérant en scooter sous la chaleur étouffante de l’été aussi bien que sous le froid glacial de l’hiver, slaloment entre les piétons. Précaires, ils le sont encore plus. Le salaire moyen est très souvent inférieur au minimum légal, les prix de l’essence montent tandis que le revenu à la course stagne. Mr Kim, dont l’histoire est relatée par la BBC en 2020, écrivait à son collègue « qu’il n’en pouvait plus » après avoir enchaîné 21 heures de livraisons d'affilée, quatre jours seulement avant de décéder. La perte de vitesse des convenience stores, combinée à la montée en puissance de la delivery nation, esquisse à elle seule plutôt fidèlement les contrastes de la société sud-coréenne. Rayonnante, ultra-moderne et ergonomique… mais aussi maladivement consumériste et profondément inégalitaire.

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